Innovation : pour bien partager, il faut bien protéger. 

La « propriété » intellectuelle est-elle remise en question à l’heure du numérique, des GAFA et des NATU ? C’est en tout cas l’avis du très intéressant et comme toujours très provocateur article de Gilles Babinet intitulé « Ne protégez plus vos innovations ; partagez-les !, Editos & Analyses« . 

Sauf que si Elon Musk a partagé ses brevets sur les batteries électriques, c’est pour pousser ses concurrents à les exploiter au lieu de développer leurs propres technologies qu’ils auraient ensuite imposées au reste du monde en exploitant leur pouvoir de marché.

Si Facebook partage une partie de sa recherche et de ses logiciels, ce n’est d’abord que juste retour des choses étant donné tout ce qu’ils ont appris auprès des informaticiens spécialistes des réseaux d’interaction. Mais c’est aussi parce qu’ils conservent soigneusement le secret sur leurs algorithmes de recommandation. Et qu’ils contrôlent l’accès à leur base de données en verrouillant efficacement l’accès à leurs APIs par des CGUs bien rédigées.

Si Apple n’est « que » le 15e déposant de brevets aux USA, c’est déjà énorme, et il faut se souvenir que c’est ce qui leur a permis, depuis trois ans, de mettre en échec Samsung sur leur territoire par un procès retentissant et des dommages et intérêts records de un milliard de dollars.

Gilles Babinet a bien raison de dire que ce n’est pas le fait de détenir l’innovation qui est essentiel dans le numérique, c’est de savoir la mettre en oeuvre… mais comme le savent les précurseurs du logiciel libre ou des contenus ouverts qui ont construit tout leur modèle d’innovation sur la base du droit d’auteur, l’un ne va pas sans l’autre.

Pour se mettre dans « l’état d’innovation » dont parle Jinny Rometty, le CEO d’IBM, il faut savoir marier avec intelligence les différentes couches de protection qu’on devra exploiter pour s’ouvrir intelligemment : marques, droits d’auteur, brevets, dessins et modèles, CGUs, CGVs, etc.

Pour ceux qui sont intéressés et veulent aller un peu plus loin, j’ai eu l’occasion d’intervenir récemment sur ce sujet à l’Open Lab du CRI :

 

 

« Uber et les taxis : qui doit s’adapter »… Et si le numérique n’était qu’un prétexte pour la dérégulation néolibérale des services publics ? 

Esprit m’a demandé un petit article pour leur numéro de ce mois-ci intitulé « Uber et les taxis : qui doit s’adapter ? »

La question est évidemment piégée… avec en toile de fond le danger que le numérique se transforme en un simple prétexte pour une dérégulation néolibérale des services publics.

Alors, à votre avis, qui doit s’adapter ?

Source : Revue ESPRIT

Après l’adoption par le Conseil Constitutionnel, comment se défendre au contentieux face à la loi renseignement ?

Malgré les nombreuses critiques assez techniques qui lui avaient été opposées, le Conseil Constitutionnel a finalement accepté la plus grande partie du PJL Renseignement.

Fin de partie ? Pas vraiment car le plus gros du travail va désormais se jouer au niveau du contentieux dont une bonne partie a été organisé dans le cadre de la loi afin de concilier le droit au procès équitable et le secret de la défense nationale.

Evidemment, le texte de la loi Renseignement est tellement abscons et théorique qu’il faut être prudent sur l’analyse, mais on peut déjà pointer quelques hypothèses, et je suis preneur de toutes les suggestions, corrections ou commentaires.

Pour comprendre, il faut lire la décision du Conseil, leur Communiqué de Presse et le texte de la loi.

Concrètement, il y a au moins trois hypothèses de recours qui sont spécialement visées par le Conseil :

  • D’abord, n’importe qui peut demander à la Commission Nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement, puis au Conseil d’État s’il fait ou non l’objet d’une mesure de surveillance illégale.
  • Le Conseil d’Etat peut également être saisi directement par la CNCTR ou par au moins trois de ses membres.
  • Et il peut enfin être saisi de façon préjudicielle par n’importe quelle juridiction administrative ou autorité judiciaire quand la solution du litige dépend de l’examen de la régularité d’une technique de recueil de renseignement.

 

A chaque étape, le contradictoire est garanti, et la présence d’un avocat est donc possible. Le respect du secret professionel des avocats et la protection des sources sont d’ailleurs garantis afin d’éviter que les plaignants ne puissent s’auto-incriminer en préparant leur procédure. À ce titre c’est la CNCTR qui vérifie a priori les raisons pour lesquelles les avocats seraient surveillés, de même que pour les membres du Parlement, magistrats, ou journalistes – sachant qu’ils ne peuvent être surveillés que pour des activités extérieures à leur fonction.

Reste peut-être l’exception du cas où est invoqué le secret de la défense nationale puisque dans ce cas c’est la CNCTR qui présentera des observations auprès du Conseil d’Etat après avoir consulté l’intégralité du dossier. L’un des objectifs sera alors de s’assurer que les plaignants puissent malgré tout être accompagné par une défense, même si celle-ci n’a pas accès aux éléments classés – par exemple pour vérifier la légalité de la procédure, défendre le plaignant au regard des éléments non-classés, faire le lien avec le reste de son dossier, etc.

Là dessus, le déroulé du mécanisme est assez simple puisque le Conseil d’Etat se contente de répondre si oui ou non le recueil des données s’est fait de façon légale ou illégale, sans révéler aucun document classé.

Quant à la sanction en cas d’écoute illégale, elle est claire. C’est la destruction des données recueillies, l’indemnisation du plaignant et l’éventuelle saisie du Procureur de la République – avec bien sur la possibilité d’aller devant la CEDH si les plaignants ne sont pas satisfaits de la sanction ou de son absence.

Nul doute que les hypothèses de contentieux vont rapidement se multiplier et que de nombreuses personnes curieuses de savoir comment tel ou tel élément est arrivé à la connaissance des forces de l’ordre se feront un plaisir de saisir la CNTCR, le Conseil d’État puis la CEDH – voire même pourquoi pas des particuliers ou des associations qui se considéreraient comme des cibles potentielles.

La bataille ne fait donc que commencer.

 

Des données d’intérêt général pour quoi faire ? Par exemple pour accéder aux données de Uber et Lyft à San Francisco.

Les données d’intérêt général sont un des éléments clés de la future loi numérique – ou des futures lois numériques selon les scénarios. Initialement portées par le Conseil National du Numérique, repris par le rapport Jutand sur les données de transport, l’idée est de considérer que certaines entreprises disposent de données qui bien qu’étant privées devraient être partagées avec l’Etat ou avec d’autres acteurs économiques car elles sont d’intérêt général. Signe du caractère sérieux de ce sujet et de cette proposition originale, le gouvernement a demandé au Conseil d’Etat de se pencher dessus pour le rendre juridiquement « plus carré ».

L’utilité est bien expliquée dans cet article de Techcrunch qui raconte qu’à San Francisco, ni Uber, ni Lyft ne partagent leurs données de transport ce qui fait que la municipalité a du mal à redéfinir les trajets de bus et d’autres transports publics qui seraient le plus utiles à ses concitoyens.

Un autre exemple en est donné par la récente décision de Bill De Blasio, le maire de New York, de lancer une étude de quatre mois pour étudier l’impact des 28 000 voitures Uber sur le trafic de la ville.

Ce n’est d’ailleurs qu’un juste retour des choses puisque l’idée de données d’intérêt général est d’abord issu du Bureau of Transportation Statistics aux USA : une agence auprès de laquelle les différentes compagnies partagent un set de données randomisées et anonymisées afin de permettre de mieux définir la politique de transport au niveau fédéral, et d’assurer une meilleure concurrence entre les compagnies – en permettant notamment à chacune de savoir quel est le volume de trafic entre les différents aéroports du pays, et donc de compre l’opportunité ou non de lancer une nouvelle liaison.

Une mesure qui bénéficie donc à la fois au secteur public et au secteur privé.

Update : on me signale sur Facebook qu’il existe une commission consacrée aux services publics en Californie qui oblige certaines entreprises privées à partager leurs données – et que c’est sur base que Uber aurait été condamné

 

Accorder l’asile à Snowden ou Assange en France ? C’est possible, même sans le gouvernement !

La question s’était déjà posé pour Snowden, et elle revient sur le tapis à propos d’Assange car les deux peuvent demander et obtenir l’asile politique en France. Et ce même si François Hollande, Manuels Valls et le gouvernement français s’y opposent.

Comment ?

Grâce à l’asile constitutionnel que la France est l’un des seuls pays à reconnaître, et ce grâce à la loi du 11 mai 1998, prise sur la base d’un rapport remis par Patrick Weil au gouvernement en 1997.

La procédure est simple. Elle passe par l’OFPRA, puis par la Cour nationale du droit d’asile et le Conseil d’Etat devant qui il est possible de faire appel. En cas d’accord de leur part, le Président et le gouvernement seront tenus par leur décision et n’auront d’autre choix que de laisser Assange ou Snowden vivre de façon durable sur le territoire français. Et ils n’ont même pas besoin d’être en France pour faire leur demande.

Pour ceux qui s’intéressent à ce sujet, Patrick Weil avait écrit une excellente tribune à ce sujet dans Le Monde à propos du cas de Snowden : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/06/03/edward-snowden-a-droit-d-asile-en-france_4431241_3232.html

 

Marisol Touraine qui interdit le vapotage au travail « pour le geste »… c’est conforme à la Constitution ça ?

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C’est pas pour faire le rabat-joie, mais : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » De mémoire, je ne crois pas que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen permette si facilement de condamner « les gestes de séduction et d’appartenance à un groupe ».

A quand une stratégie ouverte et collaborative face aux risques de l’uberisation du droit ? 

 

 

Depuis 2 ou 3 ans, les sites de contrats-types en ligne se multiplient pour permettre aux entrepreneurs de créer simplement leur société, de la gérer, d’assurer leurs levées de fonds, etc. Peut-on parler d’un risque d’uberisation du droit et des professions juridiques ? C’est ce qu’explique par exemple cette tribune parue dans Le Monde à ce sujet.

Ce modèle de contrats-types proposés par des outils numériques remonte en fait à la création de Creative Commons par Lawrence Lessig : une série de documents juridiques répondant à un besoin massif lié à un usage nouveau (la diffusion de contenus en ligne), des clauses permettant de s’adapter à la situation particulière de chacun (les contrats CC-By-SA et CC-By par exemple), un système d’aide à la décision permettant de choisir le bon contrat.

Les premiers outils de smart contrats remontent aussi à cette mouvance. Au-delà du texte juridique, Creative Commons a par exemple prévu dès le départ des logos qu’on peut apposer sur son site ou sur ses documents pour les identifier, ainsi que des méta-données qui peuvent être exploitées par des algorithmes ou des machines pour savoir automatiquement quels droits sont reliés à quels documents.

Pour Creative Commons, le résultat a été une fabuleuse explosion du nombre d’oeuvres librement réexploitables et diffusables sur Internet, à commencer par Wikipedia.

Mais le modèle est-t-il donc si aisément transposable à tout le reste ? Creative Commons avait l’avantage de s’appuyer sur une communauté extrêmement dynamique, sur un modèle not-for-profit et sur un besoin clair, identifié, et international.

Quel avenir pour les sites de contrats automatiques qui ne réussiront pas à faire participer leur communauté à leur gouvernance ? Penser qu’il suffit de connecter un système d’aide à la décision avec des documents générés de façon automatique, c’est revenir au Droit Assisté par Ordinateur qui existe depuis les années 70.

La communauté et la démarche sont d’autant plus importants que le coût d’entrée sur le marché est plutôt faible. Le service public propose déjà de très nombreux documents de grande qualité comme des statuts d’association ou d’entreprise. Beaucoup de démarches sont numérisées depuis longtemps comme la création de société, le dépôt de marque ou le pré-dépôt de plainte. Et rien n’est plus facile que de créer un nouveau site web qui saura intelligemment proposer articuler tout cela en proposant quelques services de plus.

Reste la possibilité de s’adosser à un besoin économique solide, comme par exemple les sites de résiliation de contrats d’abonnement qui se multiplient autour de jechange.fr. L’intérêt commercial est évident, mais l’impact ne se fera pas sentir au coeur de l’univers du droit.

En définitive, la question n’est pas tant celle de l’uberisation du droit que son entrée dans un monde ouvert et collaboratif. A quand des contrats écrits à plusieurs mains ? Retravaillés par des communautés ? Des conclusions contentieuses diffusées publiquement pour mieux comprendre les jurisprudences ? Une co-écriture de la loi avec les praticiens qui devront l’appliquer ?  Une entrée des avocats au sein des administrations, des ministères et de leurs cabinets ? Une participation du public qui ne se limite pas au commentaire des projets qu’on leur soumet ?

Le problème n’est pas tant de rendre le droit plus technologique, mais de lui faire faire sa révolution culturelle vers plus d’ouverture et de collaboration. On se trompe en pensant que c’est l’innovation technologique qui a fait le succès de AirBNB ou de Uber. Leur réussite vient d’abord de la qualité de leur design, de l’accent mis sur leur culture d’entreprise, de la cohérence de leurs modèles juridiques et économiques.

Les juristes ne sont pas seuls face à ces difficultés. Comprendre l’innovation est devenu le graal de nombreux entrepreneurs, et une question de survie pour échapper à « l’uberisation ». La stratégie est redevenue une compétence-clé. Elle est la seule à permettre à chacun de créer sa différence, à se donner une valeur unique grâce à laquelle le retour sur investissement sera plus important. Contrairement à ce que pensent de nombreux juristes confrontés au numérique, il ne s’agit pas tant d’aplatir les processus existants, mais de réussir à recréer une activité intrinsèquement originale. L’innovation ce n’est pas de supprimer des intermédiaires dans la façon dont on produit et transporte l’électricité, c’est de réussir à réinventer de nouvelles sources d’énergie qui réorganiseront complètement le modèle.

Wikipedia utilise par exemple avec originalité les règles du droit d’auteur pour permettre de construire une encyclopédie collaborative. AirBNB construit un système de logement partagé grâce à des CGV et des CGU intelligemment rédigées pour créer une nouvelle expérience d’hébergement à mi-chemin entre chambres d’hôte et chambres d’hotel. Uber interprete la réglementation des VTC pour proposer un service dont la qualité n’était pas à disposition des consommateurs auparavant.  Quoi de plus utile que de créer soi-même les catégories juridiques qui permettront de justifier l’activité nouvelle que vous voulez exercer ?

L’émergence de la problématique des données et le besoin de recruter des data scientists est autre un bon exemple. Dans une approche technologique traditionnelle, le poste concerné serait plutôt celui d’un ingénieur statisticien. Dans une approche stratégique plus moderne comme celle retenue pour Etalab, le poste nouvellement créé d’administrateur général des données a notamment pour vocation de piloter la stratégie de licence des données publiques et leur gouvernance au sein de l’Etat. Et plutôt que de l’aborder en silo comme une fonction qu’il est nécessaire de remplir, il le présente dans une perspective ouverte et participative, invitant de nombreux acteurs extérieurs à venir partager et échanger sur ces élements afin de nourrir leur propre stratégie en retour. Ce sont les propres missions de l’Etat qu’il redéfinit autour de nouvelles hypothèses intellectuelles.

Les juristes qui vivent aujourd’hui la modernisation de leur profession devraient se rappeler que l’uberisation était décrite dès 1950 dans l’une des principales bibles de la Silicon Valley écrite par Norbert Wiener et intitulée “The Human Use of Human Beings”, c’est-à-dire “L’utilisation des êtres humains par d’autres humains” – et non pas “Cybernétique et société” comme le propose timidement la traduction française. 

Voilà peut-être le programme qu’il faudrait éviter.

Mais pour cela, il faut rester prudent et réfléchir à une véritable stratégie d’ouverture et de collaboration, plutôt que de s’en remettre trop facilement aux solutions proposées par le mirage technologique.  

Alors, à quand une stratégie ouverte et collaborative face aux risques de l’uberisation du droit ?