Secret professionnel ou obligation de discrétion ? La Ministre de la Culture peut-elle « porter plainte contre X » face aux documents publiés par Le Monde ?

Dans un article intitulé « Musées, archives, spectacle vivant… : les pistes de réforme envisagées pour la culture« , le journal Le Monde a eu la témérité de révéler un document interne du Ministère de la Culture qui liste sur 31 pages des propositions pour l’ensemble de ces domaines.

En 2017, après les Panama Papers, les Paradise Papers, les Luxleaks, etc. on aurait pu penser que cette diffusion n’a rien de scandaleux.

Ce n’est visiblement pas l’avis de François Nyssen, Ministre de la Culture, qui annonce par Communiqué de Presse avoir découvert ces documents avec stupéfaction et tient à préciser qu’il ne s’agit que de documents contenant des pistes non validées.

Mais, dans ce même communiqué de presse, la Ministre annonce de façon plus surprenante : « J’ai l’intention de porter plainte contre X après cette diffusion de documents provisoires, qui n’avaient pas vocation à être rendus publics. »

Face à cette annonce, des voix s’élèvent naturellement pour rappeler à Françoise Nyssen que c’est elle qui conduit la politique du Gouvernement dans le domaine des médias, et qui devrait de ce fait être la première à défendre, garantir et développer la liberté d’informer.

Luc Bronner, le Directeur de la rédaction du Monde ne s’y est pas trompé en déclarant dans son propre communiqué : « …si son entourage assure que la plainte ne vise pas Le Monde, elle cible, de façon évidente, nos sources d’information en cherchant à les tarir par la menace de poursuites judiciaires. » Et en dénoncant : « Une culture du secret en opposition complète avec la défense de la liberté de la presse et de la protection des sources. »

Mais d’un point de vue plus juridique, la décision de la Ministre soulève des questions tout à fait intéressantes, avec des conséquences inattendues et contre-intuitives.

En effet, de quoi s’agit-il ? D’un ou de plusieurs fonctionnaire(s) qui ont diffusé des documents de travail à l’extérieur de leur administration sans l’accord de leur hiérarchie.

Les fonctionnaires sont tenus à deux obligations principales de confidentialité qui sont listés à l’article 26 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires :
  • le secret professionnel concerne le fait de révéler des renseignements confidentiels sur des personnes ou des intérêts privés recueillis dans l’exercice des fonctions ;
  • la discrétion professionnelle concerne le fait de révéler tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions.

Pour être plus précis, le secret professionnel précise qu’un agent public ne doit pas divulguer les informations personnelles dont il a connaissance. Cette obligation s’applique aux informations relatives à la santé, au comportement, à la situation familiale d’une personne, etc. Il peut être levé sur autorisation de la personne concernée par l’information. Cette levée du secret professionnel est même obligatoire pour assurer :

  • la protection des personnes (révélation de maltraitances, par exemple) ;
  • la préservation de la santé publique (révélation de maladies nécessitant une surveillance, par exemple) ;
  • la préservation de l’ordre public (dénonciation de crimes ou de délits) et le bon déroulement des procédures de justice (témoignages en justice, par exemple)

Le secret professionnel n’est cependant pas absolu puisque les administrations doivent répondre aux demandes d’information de l’administration fiscale et du Défenseur des droits.

La sanction est lourde puisque la révélation de secrets professionnels en dehors des cas autorisés est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

À l’inverse, l’obligation de discrétion précise qu’un agent public ne doit pas divulguer les informations relatives au fonctionnement de son administration. Elle concerne tous les documents non communicables aux usagers. Elle peut être renforcée pour certains agents comme les militaires ou les magistrats. Et elle s’applique à l’égard des administrés mais aussi entre agents publics, à l’égard de collègues qui n’ont pas, du fait de leurs fonctions, à connaître les informations en cause. Même les responsables syndicaux restent soumis à cette obligation.

In fine, l’obligation de discrétion peut être levée par décision expresse de l’autorité hiérarchique et, contrairement au secret professionnel, elle n’entraîne pas de sanctions pénales, seulement des sanctions disciplinaires – qui peuvent aller jusqu’au licenciement, ce qui est quand même pas mal.

Dans le cas qui nous intéresse, la communication des documents de travail ne relève pas d’une atteinte au secret professionnel du fonctionnaire, mais seulement d’une atteinte à son obligation de discrétion professionnelle.
Comme on vient de le voir, le manquement à la discrétion professionnelle n’est ni un crime, ni un délit, ce n’est même pas une infraction – cela peut seulement être l’un des éléments constitutifs du favoritisme, de la corruption passive, du trafic d’influence ou de la communication de fichiers de données à caractères personnel.
Le manquement à la discrétion professionnelle peut donner lieu à des sanctions de nature administratives, mais c’est tout.
De ce fait, Françoise Nyssen ne devrait :
À la rigueur, si on tire un peu les choses par les cheveux, Françoise Nyssen s’expose même à se retrouver dénoncée elle-même par un de ses fonctionnaires au titre de l’article 40 devant la Cour de Justice de la République puisque la dénonciation calomnieuse est un délit puni par l’article 226-10 du Code Pénal de 5 ans de prison et 45 000 euros d’amende.
Enfin, au regard de ces éléments, on peut aussi se demander si la décision de « porter plainte contre X » exprimée par voie de Communiqué de presse sur le site du Ministère ne pourrait pas – pour autant que cette « décision » en soit vraiment une au sens administratif du terme :
  • être annulée par un recours pour excès de pouvoir exercé auprès du Conseil d’État ;
  • et suspendue pendant ce temps par la voie d’un référé-liberté visant à préserver la liberté d’information du journal Le Monde.
Il est bien évident que beaucoup de lecteurs considéreront que ces questions sont superficielles et visent essentiellement à faire un peu d’entertainment juridique au détriment d’une Ministre un peu trop impétueuse.
Mais ce serait oublier que Muriel Pénicaud a également déposé plainte en juin à la suite des révélations de Libération sur la réforme du code du travail.
À en croire cette méthodologie, le gouvernement considérerait donc qu’il relève du droit pénal de préserver le secret des travaux de son administration.
Ce n’est pas à dire qu’un fonctionnaire qui diffuse des documents internes sans aucun contrôle ne doit pas être sanctionné, mais il existe pour cela la possibilité de faire des enquêtes internes et d’aboutir à des sanctions administratives.
Faire le choix de mettre son administration en cause par l’intermédiaire de la menace pénale, c’est tout à fait autre chose.
Et, en 2017, ce n’est sans doute pas la position la plus moderne qu’on aurait pu espérer.
Update : on me renvoie avec justesse sur cet article de 2008 de Anicet Le Pors, l’auteur de la loi du 13 juillet 1983 – laquelle commençait avec intelligence par déclarer la liberté d’expression des fonctionnaires.

3 réflexions sur « Secret professionnel ou obligation de discrétion ? La Ministre de la Culture peut-elle « porter plainte contre X » face aux documents publiés par Le Monde ? »

  1. bonjour,
    Vous avez parfaitement raison, en supposant que les documents divulgués ne contiennent pas de noms de personnes, ni leurs prises de positions sur ces pistes de réformes, auquel cas on pourrait être amené à penser que leurs prises de position sont des renseignements confidentiels dans ce sens qu’ils ne sont destinés qu’à des personnes autorisées (déf ISO) et que le lien entre leur nom et leur prise de position pourrait leur porter préjudice ou les exposer à des désagréments s’ils étaient révélés.
    C’est tiré par les cheveux, je l’accorde.

    1. Vous avez probablement raison, dès lors qu’on communique des documents qui concernent des administrés, on repasse dans l’atteinte au secret professionnel, avec sanctions pénales en plus des sanctions disciplinaires.

      Le point est surtout de dire :
      – que toute communication de documents internes à l’administration ne constitue pas automatiquement une atteinte au secret professionnel ;
      – que les sources de ces journaux ne risquent pas automatiquement des sanctions pénales ;
      – et donc que, faute d’infraction, la nouvelle stratégie des ministres de porter systématiquement « plainte contre X » n’a que peu de chances d’aboutir – ce qui devrait en rassurer certains.

      1. En même temps, attention je modère mon propos, ce n’est pas parce qu’un document mentionne le nom d’un particulier qu’il tomberait automatiquement dans le champ du secret professionnel. Pour cela, il faudrait qu’il contienne des informations relatives à la santé, au comportement, à la situation familiale d’une personne, etc.

        Je ne pense pas que ce soit le cas d’un projet de rapport par exemple.

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