Face au témoignage de Jean-Hugues Anglade, quelle responsabilité juridique pour Thalys et la SNCF ?

Update 1 : pour tenir compte des questions sur les réseaux sociaux

Update 2 : pour tenir compte des précisions du contrôleur du Thalys

Update 3 : à propos du CFS obligatoire dans les avions

C’est l’acteur Jean-Hugues Anglade qui a mis le feu aux poudres en déclarant à la presse que les agents de Thalys présents à bord du train attaqué avaient laissé tomber les passagers en courant se réfugier dans un compartiment fermé. Un contrôleur aurait bien tenté d’intervenir, mais malgré les demandes insistantes des voyageurs, les autres agents auraient refusé d’ouvrir et de porter assistance aux passagers, y compris à lui-même qui s’était blessé à la main.

Là dessus, de nombreuses interventions sur les réseaux sociaux tentent d’expliquer que leur réaction était normale et que n’importe qui aurait fait de même à leur place. Mais il se trouve que quand on est responsable d’un train qui transporte des centaines de voyageurs, on n’est pas n’importe qui.

Et ça fait un moment puisque que les transporteurs sont tenus à une obligation de sécurité depuis un arrêt de la Cour de cassation de 1911.

Un voyageur s’était alors fait écraser le pied par un tonneau mal arrimé dans un bateau entre Marseille et Alger. Mesquin, le transporteur s’est montré procédurier en essayant de contester le choix du tribunal algérois devant la Cour de cassation. Mauvaise pioche puisque si la Cour a bien accepté de faire perdre un peu de temps au plaignant en rapatriant son litige, elle en a profité pour décider que quelles que soient les clauses du contrat de transport, le transporteur avait l’obligation de « conduire le voyageur sain et sauf à destination« .

En langage juridique, on dit que le transporteur est tenu d’une « obligation contractuelle de sécurité. »

Il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour que cette jurisprudence se répande aux transports ferroviaires alors en pleine expansion, et toujours plus en faveur des passagers puisque la Cour a introduit dans un arrêt de 1913 le terme de « sécurité résultat ». Le transporteur ne peut pas se contenter de mettre en oeuvre des moyens pour acheminer les voyageurs »sain et sauf », il doit réussir à le faire. Un arrêt de la Cour de cassation de 1969 a même précisé où commence et où s’arrête l’obligation de sécurité en précisant que le transporteur doit conduire les passagers sain et sauf « à partir du moment où ils montent dans le véhicule et jusqu’à ce qu’ils en descendent. »

A compter de cette date, l’obligation contractuelle de sécurité devient alors une obligation contractuelle de sécurité « de résultat. »

Mais il ne s’agit jusque là que de couvrir des accidents. L’occasion d’aborder les agressions dans les trains s’est présentée dès 1929 à l’occasion de l’agression d’un passager par un autre dans un tunnel ferroviaire. S’appuyant sur les miracles de l’article 1382 du code civil qui oblige à démontrer une faute pour engager la responsabilité, la Cour a décidé de laisser le transporteur tranquille.  Le passager avait bien tenté d’expliquer que le tunnel où il s’était fait agresser n’était pas éclairé, mais s’était révélé incapable de le démontrer. La solution est restée stable, et a même été précisé en 1974 à propos de l’agression de voyageurs par d’autres dans le métro. La Cour a alors écarté la responsabilité de la RATP, en ajoutant que ces événements n’étaient « ni prévisibles ni évitables« , c’est-à-dire qu’ils constituaient un fait de force majeure donc le transporteur ne pouvait être tenu responsable.

Pourquoi favoriser ainsi le transporteur ? Parce que l’obligation de sécurité est considérée comme seulement complémentaire à l’obligation de déplacement. L’objectif social est d’abord de faciliter la vie des transporteurs pour leur permettre de développer leur activité. Les responsabiliser à outrance les contraindraient à complexifier leurs activités, à embaucher de la sécurité supplémentaire, etc. Bref, ca n’irait pas dans le sens de la France du TGV, du RER du métro. Ce qui compte, c’est le transport, pas la sécurité.

Sauf qu’avec le temps, les événements dramatiques se multiplient : des rixes, mais aussi carrément des viols et des meurtres. Difficile de continuer à expliquer que les agressions ne sont « ni prévisibles, ni évitables » quand elles se succèdent de façon régulière d’années en années.

En 2000, les choses évoluent et la Cour décide que la station Châtelet n’est pas le Far West, et que la SNCF n’est pas le Pony Express. Un passager agressé et blessé entre Marseille et Paris reproche à la SNCF un manque de surveillance du train.

D’un point de vue juridique, la Cour décide alors d’intégrer ce qu’on appelle « le risque-agression«  dans le champ de la donc fameuse « obligation contractuelle de sécurité de résultat. »

En 2002, la Cour confirme cette orientation à propos d’une jeune femme, passagère d’un train Genève – Nice qui avait été menacée d’un couteau, blessée et dépouillée de ses bijoux. L’argumentation est on ne peut plus claire : « les agressions ne sont pas imprévisibles et que, si la SNCF ne possède aucun moyen de filtrer les personnes qui accèdent aux voitures, du moins la présence de contrôleurs en nombre suffisant, parcourant les wagons de façon régulière, revêt-elle un effet dissuasif. »

A compter de cette date, ca y’est, on peut commencer à dire que le transporteur devient responsable des agressions subis par ses voyageurs.

Le principe est d’ailleurs confirmé par un règlement européen du 23 octobre 2007 qui précise bien que les compagnies ferroviaires ont bel et bien le devoir d’assurer la sécurité personnelle des voyageurs.

Il reste cependant encore une exception décidée par la Cour en 2011 qui a refusé de reconnaître la responsabilité du transporteur à propos d’un voyageur qui en avait poignardé un autre de façon « irrationnelle« , c’est-à-dire sans avoir fait précéder son geste de la moindre parole ou de la manifestation d’une agitation anormale.

Alors qu’en penser par rapport à l’affaire du Thalys ?

Si on résume, les transporteurs sont tenus d’une « obligation-sécurité » à l’égard de leurs voyageurs. Ils ne peuvent s’en exonérer qu’à condition que l’acte ait été irrationnel. Expliquer que les agressions sont imprévisibles ne suffit pas. Il relève de leur responsabilité d’analyser le risque en fonction du contexte, et donc notamment en fonction du contexte de risque terroriste plus élevé que la moyenne.

A moins d’expliquer que l’irruption d’un énième acte terroriste sur le sol européen soit un acte « irrationnel » et « imprévisible » – mais comment l’accepter dès lors que le terroriste avait visiblement soigneusement préparé son coup, il semblerait donc bien que Thalys soit responsable et qu’ils auraient du relever leur niveau de sécurité en conséquence.

En ce qui concerne les événements, le témoignage de Jean-Hugues Anglade concorde pour l’instant avec celui de Anthony Sandler pour dire que les responsables du train se sont enfuis sans informer, ni assister, ni secourir les passagers. Leur comportement est peut-être humain et excusable – bien que triste, mais il engage certainement leur entreprise.

La directrice de la communication de Thalys est dans son rôle quand elle conteste la version de Jean-Hugues Anglade, mais est-il vraiment normal d’avoir si peu d’agents dans un train international de 500 personnes ? Est-il normal que la procédure suivie par les agents choque quasiment tous ceux qui ont lu les descriptions des témoins ?

Les technos détestent être pris en faute, et Guillaume Pepy a beau jeu de dire que « la vérité de M. Anglade n’est peut être pas la seule« ,  mais est-ce que le comportement de ses agents ne relève pas d’abord d’un manque de formation, de moyens ou d’encadrement – et donc de son fait ? Tient-il vraiment à soutenir que le meilleur moyen d’assurer la sécurité de ses passagers était de s’enfermer dans une cabine fermé et d’y rester ?

Quelles que soient les excuses qu’on puisse leur trouver, il sera sans doute compliqué pour Thalys et la SNCF, son actionnaire principal, de s’exonérer de leur responsabilité. A la fois en ce qui concerne la survenance d’un attentat terroriste évité par miracle dans leur train, et en ce qui concerne le comportement de leurs agents à cette occasion.

Tout en gardant à l’esprit que le terroriste est le principal responsable de cette situation, il reste quand même à savoir ce que ces deux entreprises comptent faire pour éviter que ça se reproduise.

PS : pour ceux qui souhaiteraient prendre connaissance des conditions générales de vente de Thalys, elles sont ici

PPS : petit détail sordide, si la réglementation ne prévoit pas vraiment comment réagir en cas d’agressions, elle précise très bien qui indemnise qui en cas de décès

Update 1 : Beaucoup de gens ont l’impression qu’il s’agit de remettre en cause de pauvres hôtesses apeurées qui auraient été dépassées par la situation car elles n’étaient de toute façon là que pour servir le café… mais il ne s’agit pas tant de mettre en cause le personnel que l’entreprise. Comment se fait-il par exemple que le transporteur ne dispose que de deux serveuses pour encadrer 500 voyageurs et faire face à tous les problèmes qui peuvent se poser pendant les quelques heures de voyage ? En réalité, on apprend que, dans les Thalys, « l’équipage est constitué d’un à 3 chefs de bord ainsi que de 2 à 4 hôtesses et stewards suivant les remplissages du train. » Est-ce qu’ils étaient formés à cette situation ? Est-ce qu’ils disposaient de procédures à suivre ? Quelles étaient ces procédures ? Est-il normal de ne pas informer les passagers ? Etc. Dans tous les cas, c’est sur l’entreprise que pèse l’obligation de sécurité dont il est question ici.

Update 2 : Le point de vue d’un des contrôleurs est rapporté par France Info. Il donne une meilleure image du personnel de bord, mais reste un peu étonnant, notamment en ce qu’il est complètement contradictoire avec les témoignages précédents. Ceci dit, c’est peut-être normal que toutes les témoignages soient un peu désorganisés quand on a été victimes d’une telle violence. Et ça ne change rien sur la question de la responsabilité de Thalys et de la SNCF.

Update 3 : On me signale que dans les avions, les personnels navigants (hôtesses de l’air et stewards) ne peuvent exercer que s’ils détiennent le diplôme d’état du Certificat de formation à la Sécurité (CFS) dans lequel on trouve notamment des éléments liés à la sûreté, à la communication, à la gestion des passagers, des entrainements en situation concrète, etc. Je ne sais pas s’il existe un équivalent pour le ferroviaire, ni à quel personnel il s’applique.

 

A quand une stratégie ouverte et collaborative face aux risques de l’uberisation du droit ? 

 

 

Depuis 2 ou 3 ans, les sites de contrats-types en ligne se multiplient pour permettre aux entrepreneurs de créer simplement leur société, de la gérer, d’assurer leurs levées de fonds, etc. Peut-on parler d’un risque d’uberisation du droit et des professions juridiques ? C’est ce qu’explique par exemple cette tribune parue dans Le Monde à ce sujet.

Ce modèle de contrats-types proposés par des outils numériques remonte en fait à la création de Creative Commons par Lawrence Lessig : une série de documents juridiques répondant à un besoin massif lié à un usage nouveau (la diffusion de contenus en ligne), des clauses permettant de s’adapter à la situation particulière de chacun (les contrats CC-By-SA et CC-By par exemple), un système d’aide à la décision permettant de choisir le bon contrat.

Les premiers outils de smart contrats remontent aussi à cette mouvance. Au-delà du texte juridique, Creative Commons a par exemple prévu dès le départ des logos qu’on peut apposer sur son site ou sur ses documents pour les identifier, ainsi que des méta-données qui peuvent être exploitées par des algorithmes ou des machines pour savoir automatiquement quels droits sont reliés à quels documents.

Pour Creative Commons, le résultat a été une fabuleuse explosion du nombre d’oeuvres librement réexploitables et diffusables sur Internet, à commencer par Wikipedia.

Mais le modèle est-t-il donc si aisément transposable à tout le reste ? Creative Commons avait l’avantage de s’appuyer sur une communauté extrêmement dynamique, sur un modèle not-for-profit et sur un besoin clair, identifié, et international.

Quel avenir pour les sites de contrats automatiques qui ne réussiront pas à faire participer leur communauté à leur gouvernance ? Penser qu’il suffit de connecter un système d’aide à la décision avec des documents générés de façon automatique, c’est revenir au Droit Assisté par Ordinateur qui existe depuis les années 70.

La communauté et la démarche sont d’autant plus importants que le coût d’entrée sur le marché est plutôt faible. Le service public propose déjà de très nombreux documents de grande qualité comme des statuts d’association ou d’entreprise. Beaucoup de démarches sont numérisées depuis longtemps comme la création de société, le dépôt de marque ou le pré-dépôt de plainte. Et rien n’est plus facile que de créer un nouveau site web qui saura intelligemment proposer articuler tout cela en proposant quelques services de plus.

Reste la possibilité de s’adosser à un besoin économique solide, comme par exemple les sites de résiliation de contrats d’abonnement qui se multiplient autour de jechange.fr. L’intérêt commercial est évident, mais l’impact ne se fera pas sentir au coeur de l’univers du droit.

En définitive, la question n’est pas tant celle de l’uberisation du droit que son entrée dans un monde ouvert et collaboratif. A quand des contrats écrits à plusieurs mains ? Retravaillés par des communautés ? Des conclusions contentieuses diffusées publiquement pour mieux comprendre les jurisprudences ? Une co-écriture de la loi avec les praticiens qui devront l’appliquer ?  Une entrée des avocats au sein des administrations, des ministères et de leurs cabinets ? Une participation du public qui ne se limite pas au commentaire des projets qu’on leur soumet ?

Le problème n’est pas tant de rendre le droit plus technologique, mais de lui faire faire sa révolution culturelle vers plus d’ouverture et de collaboration. On se trompe en pensant que c’est l’innovation technologique qui a fait le succès de AirBNB ou de Uber. Leur réussite vient d’abord de la qualité de leur design, de l’accent mis sur leur culture d’entreprise, de la cohérence de leurs modèles juridiques et économiques.

Les juristes ne sont pas seuls face à ces difficultés. Comprendre l’innovation est devenu le graal de nombreux entrepreneurs, et une question de survie pour échapper à « l’uberisation ». La stratégie est redevenue une compétence-clé. Elle est la seule à permettre à chacun de créer sa différence, à se donner une valeur unique grâce à laquelle le retour sur investissement sera plus important. Contrairement à ce que pensent de nombreux juristes confrontés au numérique, il ne s’agit pas tant d’aplatir les processus existants, mais de réussir à recréer une activité intrinsèquement originale. L’innovation ce n’est pas de supprimer des intermédiaires dans la façon dont on produit et transporte l’électricité, c’est de réussir à réinventer de nouvelles sources d’énergie qui réorganiseront complètement le modèle.

Wikipedia utilise par exemple avec originalité les règles du droit d’auteur pour permettre de construire une encyclopédie collaborative. AirBNB construit un système de logement partagé grâce à des CGV et des CGU intelligemment rédigées pour créer une nouvelle expérience d’hébergement à mi-chemin entre chambres d’hôte et chambres d’hotel. Uber interprete la réglementation des VTC pour proposer un service dont la qualité n’était pas à disposition des consommateurs auparavant.  Quoi de plus utile que de créer soi-même les catégories juridiques qui permettront de justifier l’activité nouvelle que vous voulez exercer ?

L’émergence de la problématique des données et le besoin de recruter des data scientists est autre un bon exemple. Dans une approche technologique traditionnelle, le poste concerné serait plutôt celui d’un ingénieur statisticien. Dans une approche stratégique plus moderne comme celle retenue pour Etalab, le poste nouvellement créé d’administrateur général des données a notamment pour vocation de piloter la stratégie de licence des données publiques et leur gouvernance au sein de l’Etat. Et plutôt que de l’aborder en silo comme une fonction qu’il est nécessaire de remplir, il le présente dans une perspective ouverte et participative, invitant de nombreux acteurs extérieurs à venir partager et échanger sur ces élements afin de nourrir leur propre stratégie en retour. Ce sont les propres missions de l’Etat qu’il redéfinit autour de nouvelles hypothèses intellectuelles.

Les juristes qui vivent aujourd’hui la modernisation de leur profession devraient se rappeler que l’uberisation était décrite dès 1950 dans l’une des principales bibles de la Silicon Valley écrite par Norbert Wiener et intitulée “The Human Use of Human Beings”, c’est-à-dire “L’utilisation des êtres humains par d’autres humains” – et non pas “Cybernétique et société” comme le propose timidement la traduction française. 

Voilà peut-être le programme qu’il faudrait éviter.

Mais pour cela, il faut rester prudent et réfléchir à une véritable stratégie d’ouverture et de collaboration, plutôt que de s’en remettre trop facilement aux solutions proposées par le mirage technologique.  

Alors, à quand une stratégie ouverte et collaborative face aux risques de l’uberisation du droit ?